CHAPITRE II

Il y eut une belle récolte de pommes d’octobre cette année-là dans les vergers de la Gaye, et comme depuis quelques jours le temps était devenu imprévisible, on dut profiter de trois journées ensoleillées qui se suivirent au milieu de la semaine afin de cueillir les fruits pendant qu’il faisait sec. On embaucha donc tout le monde à cet effet, moines du choeur, serviteurs, et tous les novices hormis les écoliers. Le travail n’avait rien de désagréable, surtout pour les jeunes qui y gagnèrent le droit de grimper aux arbres, de remonter leur robe au-dessus du genou et de se conduire un moment en gamins.

Un des commerçants de la ville avait une cabane jouxtant les terres de l’abbaye le long de la Gaye. Il y gardait ses chèvres et ses abeilles et avait le droit de couper de l’herbe pour ses bêtes sous les arbres fruitiers car il lui en manquait un peu. Ce jour-là, il était sorti avec sa faucille, longeant les hautes herbes autour des fûts, là où il est justement dangereux d’utiliser la faucille. Cadfael vint lui faire la causette et les deux hommes s’assirent sous un pommier pour échanger les civilités requises en pareil cas. Il connaissait pratiquement tous les bourgeois de Shrewsbury et le brave homme avait des légions d’enfants dont il demanda des nouvelles.

Plus tard, Cadfael se reprocha ce bavardage ; en effet, l’homme avait déposé son outil sous l’arbre quand son plus jeune fils, un bambin haut comme trois pommes, était venu l’appeler pour prendre son pain et sa bière de midi. Ce fut peut-être à cause de cette conversation qu’il avait oublié de le récupérer. Toujours est-il qu’il l’avait laissée là, cette faucille, dans l’herbe, près du tronc. Cadfael se releva, un peu courbatu, et retourna ramasser ses pommes tandis que son compagnon ramenait à la cabane son cadet qui jacassait sans cesse.

On remplissait joyeusement les paniers de paille. Cadfael avait connu de meilleures récoltes, mais elle n’en tombait pas moins à pic. La journée était douce, brumeuse et ensoleillée tout à la fois, la rivière s’interposait tranquille entre la ville couronnée de tours et les cueilleurs de pommes ; de lourds effluves les enveloppaient où se mêlaient l’odeur des fruits, de l’herbe sèche, des plantes et des arbres tout chauds du soleil de l’été et que l’automne allait rendre au repos ; l’air était parfumé et entêtant. Rien de surprenant à ce que chacun se sentît bien, le coeur léger. On travaillait sans penser à rien. Cadfael aperçut frère Meriet qui travaillait avec ardeur ; il avait remonté ses lourdes manches, révélant ses bras élancés, son habit retroussé dévoilait ses genoux bruns et lisses, il avait rejeté sa capuche sur ses épaules et sa tête – il n’avait pas encore reçu la tonsure – se dessinait sur le ciel, avec ses cheveux noirs emmêlés. Son visage brillait, son regard noisette pétillait. Il se souriait à lui-même, car il se sentait bien, mais on le devinait vulnérable.

Ayant lui-même à faire, Cadfael le perdit bientôt de vue. Il est parfaitement possible de prier intensément tout en peinant dur à ramasser des pommes, mais il n’était que trop conscient de s’abandonner à la douceur sensuelle de cette journée. Et, selon toute apparence, frère Meriet était aussi dans ce cas. Ce qui contribuait à l’embellir.

Le sort voulut, malheureusement, que ce fût le plus lourd et le plus disgracieux des novices qui choisît de grimper précisément à l’arbre sous lequel se trouvait la faucille ; pire encore, en cherchant à attraper un bouquet de pommes, il se pencha trop loin. Ce pommier avait ses fruits en bout de branche que le poids avait rendue fragile. Elle se rompit sous cette masse ; patatras ! le grimpeur fit la culbute dans un grand fracas de feuilles et de branches et tomba droit sur la lame dressée de la faucille.

Quelle chute spectaculaire ! Une demi-douzaine de ses compagnons l’entendirent tomber et se précipitèrent à la rescousse, Cadfael à leur tête. Le jeune homme gisait immobile, dans son habit en désordre, bras et jambes écartés ; il y avait une longue déchirure sur le côté gauche de sa robe et un filet de sang très rouge se répandait sur sa manche et sur l’herbe. Si jamais quiconque donna l’impression d’une mort soudaine et violente, ce fut bien lui. Rien de surprenant à ce que les jeunes qui n’y entendaient goutte restassent là, effarés, à pousser des cris d’orfraie.

Frère Meriet se trouvait un peu plus loin et n’avait pas entendu le bruit de la chute. Il arrivait entre les arbres, en toute innocence, avec au bras un grand panier de fruits qu’il emportait vers le chemin longeant le fleuve. Son regard, pour une fois très clair, buta sur le corps étendu, l’habit déchiré et le sang qui coulait. Il hésita comme un cheval foudroyé, recula en traînant les talons dans l’herbe. Son panier lui tomba des mains et les pommes se répandirent tout alentour.

Il n’émit aucun son, mais Cadfael qui s’était agenouillé près du blessé, surpris par cette avalanche de fruits, leva les yeux et découvrit un visage dont toute forme de vie semblait s’être retirée et qui avait pris la couleur de la cendre. Il n’y avait plus la moindre flamme dans ce regard fixe, atone, qui se posait sans ciller sur ce qui semblait être un cadavre poignardé, gisant dans l’herbe. La face n’était plus qu’un masque crispé, aux traits accentués, très pâle, figé pour l’éternité.

— Imbécile ! s’écria Cadfael, rendu furieux par le choc qu’il venait de subir, alors qu’il avait un blessé sur les bras. Ramasse tes pommes et disparais. Décampe, si tu es incapable de te rendre utile ! Tu ne vois donc pas que ce pauvre garçon, qui n’avait déjà pas beaucoup de cervelle, a pris un coup sur le crâne en tombant de cet arbre et qu’il s’est égratigné les côtes avec cette faucille ? Il a beau saigner comme un cochon qu’on égorge, il est bien vivant et ne risque rien, crois-moi.

Ce qu’en vérité le gisant se mit en devoir de prouver en ouvrant un oeil vitreux, projetant un regard autour de lui comme s’il cherchait l’ennemi qui lui avait joué ce tour, et il commença à se plaindre sans pouvoir s’arrêter. Rassuré, le cercle qui l’entourait vola à son aide et Meriet resta derrière à ramasser ses pommes, obéissant et gauche. Son expression fut aussi longue à se détendre que ses yeux verts à retrouver leur éclat.

Quant au blessé, comme l’avait pensé Cadfael, sa blessure était spectaculaire mais superficielle. On l’eut bientôt lavée et pansée grâce au sacrifice qu’un novice fit de sa chemise et à une bande de tissu solide empruntée à la poignée d’un panier de fruits qu’elle avait servi à réparer. Sa chute lui avait valu une belle bosse et une bonne migraine. Heureusement, il n’y avait rien de plus grave à déplorer. On le renvoya en hâte à l’abbaye dès qu’il se sentit suffisamment d’attaque et capable de se relever, avec deux compagnons assez solides pour lui improviser une chaise de leurs mains et de leurs bras s’il faiblissait. Il ne resta aucune trace de l’incident, sauf de nombreuses traces de pas dans l’herbe piétinée autour d’une tache de sang, et la faucille qu’un gamin effrayé vint timidement réclamer. Il traîna là jusqu’à ce qu’il pût approcher Cadfael seul. Il fut grandement réconforté de savoir qu’il n’y avait pas grand mal et que son père n’encourrait aucun reproche pour ce malheureux oubli. Il y a toujours des accidents, même sans l’intervention de chevriers négligeants et d’adolescents maladroits et balourds.

Dès qu’il fut libéré de ses autres soucis, Cadfael se consacra au problème qui restait. Car s’il était bien là, le novice, avec son habit noir, parmi ses compagnons, s’il continuait à travailler, comme les autres, il détournait le visage et, tandis qu’autour de lui on commentait les derniers événements d’une voix aiguë, avec des pépiements de moineaux, lui demeurait bouche cousue. Une certaine raideur dans ses mouvements le faisait ressembler à une poupée de bois qui s’animerait soudain, et toujours cette façon de s’écarter si quelqu’un s’approchait. Il ne voulait pas être observé, pas avant du moins qu’il ait repris l’entier contrôle de lui-même.

On rapporta les pommes à l’abbaye et on les disposa dans des paniers qu’on entreposa dans les greniers de la grange principale, car ces fruits d’arrière-saison dureraient jusqu’à Noël. Sur le chemin du retour, l’heure de vêpres approchait, Cadfael resta près de Meriet et accorda son pas au sien, sans parler ou presque. Il était très doué pour étudier les gens tout en leur donnant l’impression de ne s’intéresser à eux que dans la mesure où ils faisaient partie du même monde que lui et de les accepter sereinement.

— Eh bien, il y en a eu du raffut pour quelques égratignures, constata Cadfael, d’un ton d’excuse qui aurait peut-être l’avantage de surprendre son interlocuteur. J’ai été désagréable avec toi, mon frère. Pardonne-moi ! Tout aurait très bien pu mal tourner, comme tu le craignais. Je l’ai cru un instant moi-même. Maintenant, nous voici soulagés, toi et moi.

Le garçon, méfiant, tourna vivement la tête vers lui, regardant par-dessus son épaule. Il y eut un éclair qui disparut instantanément dans les yeux vert et or. Dans sa voix se mêlaient la surprise et la douceur quand il répondit.

— Oui, Dieu merci et merci à vous, mon frère.

Cadfael eut le sentiment que son interlocuteur avait rajouté ce dernier mot parce qu’il le fallait, avec un peu de retard, mais il ne l’en apprécia pas moins.

— C’est vrai que je ne vous ai pas servi à grand-chose. Je... Je n’ai pas l’habitude, dit Meriet piteusement.

— Mais, mon garçon, c’est tout à fait normal. J’ai plus du double de ton âge, et j’ai pris l’habit sur le tard, pas comme toi. J’ai vu la mort sous bien des formes. J’ai été soldat et marin, dans le temps, en Orient, pendant la croisade, oui, j’ai servi dix ans après la chute de Jérusalem. J’ai vu des hommes tués au combat. Pour tout dire, j’en ai tué moi-même au combat aussi. Je n’ai jamais aimé ça, je le sais, mais je n’ai jamais cherché à l’éviter non plus car j’avais prêté serment.

Il se passait quelque chose à côté de lui, son jeune compagnon avait tressailli, à cause de cette histoire de serment peut-être sans rapport avec la religion mais qui pouvait être liée à une question de vie ou de mort. Cadfael, tel un pêcheur confronté à un poisson particulièrement malin, continua à bavarder, pour apaiser ses soupçons et l’intéresser en lui racontant sa jeunesse et ses expériences passées, ce qui lui arrivait rarement. L’ordre recommandait le silence, mais pas quand quelque chose de plus important était en jeu, en l’occurrence une âme en proie au tourment et qui cherchait sa voie. Sans compter qu’un vieux moine qui revenait sur son passé aventureux et qui avait parcouru la moitié du monde connu, quoi de plus inoffensif et de plus désarmant ?

— J’étais dans les troupes de Robert de Normandie. On formait une sacrée bande de Bretons, de Normands, de Flamands, d’Écossais, d’Anglais, bref il y avait tout le monde. Quand nous eûmes pris la ville et couronné Beaudoin, la plupart d’entre nous sont rentrés chez eux, dans les deux ou trois ans qui suivirent, mais j’avais pris goût à la mer et je suis resté. Il y avait des pirates qui ravageaient la côte, nous ne manquions jamais d’ouvrage.

Le jeune homme à côté de lui buvait littéralement ces paroles et, bien qu’il n’ouvrît pas la bouche, frémissait comme un chien de race qui, manquant d’entraînement, vibre au son du cor.

— Puis, en fin de compte, je suis rentré chez moi, parce que c’était mon pays, et que j’en avais besoin, conclut Cadfael. Pendant quelques années j’ai servi çà et là comme soldat indépendant jusqu’à ce que le moment vienne et que je sois prêt. Mais je n’avais pas perdu mon temps dans le siècle.

— Et maintenant, que faites-vous ici ? demanda Meriet.

— Je fais pousser des simples, je les sèche et je prépare des remèdes pour les malades qui viennent nous voir. Je soigne beaucoup de gens – et pas seulement dans la clôture.

— Et ça vous donne satisfaction ? demanda-t-il, comme s’il protestait ; lui, ça ne l’aurait pas satisfait.

— Soigner des hommes après avoir passé des années à guerroyer ? Que peut-on rêver de mieux ? Il faut faire ce qu’on doit, dit Cadfael après réflexion, quelle que soit la voie qu’on a choisie, qu’il s’agisse de combattre, de sauver des malheureux blessés au combat, de mourir, de tuer ou de soigner. Beaucoup te diront ce qu’on attend de toi, mais un seul être est capable de démêler le bon grain de l’ivraie pour parvenir à la vérité : toi-même, en vertu de la lumière qui te sera impartie pour trouver ta voie. Sais-tu lequel de mes voeux je trouve le plus difficile à respecter ? L’obéissance. Et je n’ai plus vingt ans, dit-il, laissant entendre par là qu’il s’en était donné à coeur joie et qu’il avait fait les quatre cents coups.

« Qu’est-ce que j’essaie de lui expliquer en ce moment ? se demandait-il. Qu’il ne faut pas promettre trop vite ce qu’on ne peut tenir ? Que nul ne peut donner que ce qu’il possède ? »

— C’est vrai, admit Meriet abruptement Chacun doit faire ce qu’il doit sans se poser de questions. C’est cela, l’obéissance, n’est-ce pas ?

Et se tournant soudain vers Cadfael, il lui montra, malgré sa jeunesse, un visage dévot, exalté, comme s’il venait d’embrasser, ainsi que Cadfael l’avait fait jadis, la croix de la garde de son poignard et juré de consacrer sa vie à une cause aussi sacrée à ses yeux que la délivrance de la Cité de Dieu.

 

Jusqu’à la fin de la journée, Cadfael ne cessa de penser à Meriet et, après vêpres, il prit frère Paul pour confident du malaise qu’il avait éprouvé en se rappelant le désastre survenu pendant la matinée. Paul, étant resté derrière avec les enfants, n’avait entendu parler que de la chute et des blessures de frère Wolstan et non de l’horreur inexprimable qui avait saisi Meriet.

— Remarque, il n’y a rien d’extraordinaire à reculer à la vue d’un homme baignant dans son sang, tout le monde a été secoué. Mais lui, ça lui a fait un tel effet !

Frère Paul secoua la tête, dubitatif, devant la difficulté de sa tâche.

— Il réagit toujours d’une façon excessive. Je ne trouve pas en lui la certitude calme qui doit accompagner toute vraie vocation. Il est certes l’incarnation du devoir, tout ce que je lui demande, il le fait, il ne souhaite qu’une chose, aller plus vite que la musique. C’est l’élève le plus diligent que j’aie jamais eu. Mais les autres ne l’aiment pas, Cadfael, il les évite. Il se détourne de ceux qui tentent de l’approcher et il n’y met guère de formes. Il préfère rester seul. Je vais te dire, Cadfael, jamais je n’ai vu novice si passionné... et moins gai. Tu l’as vu sourire, toi, depuis qu’il est là ?

« Oui, se dit Cadfael, une fois, cet après-midi, avant que Wolstan ne dégringole, pendant qu’il ramassait des pommes au verger. C’est la première fois qu’il sortait de la clôture depuis que son père nous l’a amené. »

— Tu crois que ce serait une bonne chose de l’amener au chapitre ? hasarda-t-il.

— J’ai fait mieux, du moins je l’espère. Avec une nature pareille, je ne voulais pas avoir l’air de me plaindre sans raison. J’ai parlé de lui à notre abbé, qui m’a répondu de le lui envoyer et de le rassurer. « Dites-lui, a-t-il ajouté, que je suis là pour tous ceux qui ont besoin de moi, du plus jeune de nos élèves à nos anciens obédienciers, et qu’il me parle sans crainte, comme si j’étais son père. » C’est ce que j’ai fait en ajoutant qu’il pouvait avoir toute confiance. Et qu’est-ce que ça a donné ? « Oui, père ; non, père ; bien, père ! » Il n’a pas proféré un mot qui émane du coeur. Il ne sort de sa réserve que quand on doute du bien-fondé de sa présence parmi nous et qu’on lui conseille de réfléchir encore. Aussi sec, il tombe à genoux. Il nous supplie d’abréger son temps de probation et de le laisser prononcer ses voeux définitifs. L’abbé lui a parlé de l’humilité et de l’importance de l’année de noviciat ; apparemment ça lui a fait une impression et il a promis d’être patient. Mais il insiste toujours. Je n’ai pas le temps de lui donner des livres qu’il les a déjà finis. Il tient absolument à prononcer ses voeux très vite. Les plus lents lui en veulent. Et ceux qui sont à son niveau, parce qu’ils ont deux mois d’avance ou plus, prétendent qu’il les méprise. J’ai bien vu qu’il les évitait, j’avoue qu’il me pose un problème.

A Cadfael aussi, sans toutefois qu’il avoue à quel point.

— Je n’ai pu m’empêcher de m’interroger, poursuivit Paul. L’abbé lui dit de lui parler comme s’il était son père. C’est bien joli ! Mais est-ce vraiment de nature à rassurer un jeune qui vient de quitter son foyer ? Tu les as vu, Cadfael, quand ils sont arrivés tous les deux ?

— Oui, répondit prudemment Cadfael. Juste un moment. Ils venaient de descendre de cheval et secouaient leur manteau, puis ils sont entrés.

— Tu réagis plus vite d’ordinaire. Son père, hein ?

— J’étais là tout le temps. J’ai assisté à leurs adieux. Sans une larme, sans un mot gentil ; le père est parti et il me l’a laissé. Ce n’est pas la première fois, je sais. Les parents craignent autant les adieux que les jeunes, parfois plus. Mais je n’en ai jamais vu se séparer sans au moins s’embrasser, comme Aspley et son fils. Jamais.

Paul, moine modèle, n’ayant évidemment jamais procréé, ni par conséquent fait baptiser ses enfants, ne s’était jamais occupé lui-même d’un tout-petit. Cependant il y avait chez lui quelque chose que le vieil abbé Héribert, qui n’était pourtant ni très subtil ni très sage avait remarqué, puisque c’est à lui qu’il avait confié les jeunes et les novices, confiance et charge dont Paul n’avait jamais démérité.

 

Dans le long dortoir, presque deux heures après complies, l’obscurité régnait ; seule la petite lampe en haut de l’escalier de matines, qui donnait dans l’église, brûlait et l’on n’entendait guère que le soupir passager d’un dormeur qui se retournait dans son sommeil ou un insomniaque qui remuait, mal à l’aise. A l’extrémité de la grande salle, Robert, le prieur, avait sa cellule d’où l’on apercevait tout le couloir. A une certaine époque, quelques jeunes moines qui « n’avaient pas encore dépouillé le vieil homme », s’étaient trouvés fort aises que le prieur eût le sommeil aussi lourd. Il était même arrivé à Cadfael de sortir subrepticement par ce même escalier, quand les circonstances l’y avaient obligé. Ses premières rencontres avec Hugh Beringar, avant que ce dernier ne conquière son Aline et ne devienne shérif-adjoint, avaient eu lieu de nuit, et sans autorisation. Il ne l’avait jamais regretté, qui plus est ! Et, en pareil cas, il ne pensait jamais à s’en confesser. Ce jeune ambitieux de Hugh avait été une véritable énigme pour lui à cette époque[3], car il ne le situait ni comme ami ni comme ennemi. Mais par la suite, en tant qu’ami fidèle, il avait fait plus que ses preuves.

Dans le silence de la nuit, Cadfael était allongé, bien éveillé et réfléchissait sérieusement, non pas à Hugh Beringar, mais à Meriet qui avait reculé avec cette mimique d’horreur désespérée, devant l’image d’un cadavre poignardé, gisant dans l’herbe. Illusion ! Le novice blessé était maintenant couché à trois ou quatre cellules de Meriet, un peu gêné, peut-être, à cause de ses bandages et de ses courbatures, mais aucun bruit ne provenait de sa cellule. Il devait dormir sur ses deux oreilles. Pouvait-on en dire autant de Meriet ? Où diantre avait-il vu un cadavre baignant dans son sang ? Qu’est-ce qui avait bien pu stimuler ainsi son imagination ?

Il n’était pas encore onze heures et le silence était total. Même ceux qui ne pouvaient trouver le sommeil étaient calmes. Les enfants, séparés de leurs aînés sur l’ordre de l’abbé, dormaient dans une petite pièce au bout du dortoir et frère Paul occupait la cellule qui protégeait l’isolement de la leur. Radulphe comprenait parfaitement les dangers qui guettent en tapinois les âmes, vouées au célibat, aussi innocentes qu’elles fussent...

Cadfael ne dormait que d’un oeil, comme il l’avait fait bien souvent au bivouac ou sur le champ de bataille, ou encore enveloppé dans sa cape de marin, sur le pont, sous le regard des étoiles. Il se retrouvait en Orient, dans le passé, prêt à affronter le danger alors même qu’il n’y en avait aucun.

Le cri jaillit, atroce, déchirant le silence et la pénombre, comme si un démon s’était amusé à lacérer le sommeil de tous et le voile même de la nuit. Ce hurlement s’éleva jusqu’au toit, éveillant sous les voûtes où il se perdait de sauvages échos hululants, prisonniers des poutres faîtières. Il s’y mêlait des mots dont aucun n’était distinct, des balbutiements et des imprécations, telle une malédiction, entrecoupés de sanglots permettant au dormeur de reprendre souffle.

Cadfael avait jailli de son lit avant que la voix ne devînt suraiguë, cherchant à tâtons dans le couloir à parvenir à l’endroit d’où elle provenait. Tout le monde était réveillé à présent, il entendait un murmure terrifié et des prières s’élever frénétiquement, puis le prieur, lourd de sommeil, demander plaintivement qui osait ainsi troubler la paix du dortoir. De l’endroit où dormait Paul, les piaillements des enfants se joignirent à cette cacophonie ; les deux plus jeunes geignaient de terreur, ce qui n’avait rien de surprenant. On ne les avait jamais tirés aussi brutalement de leur sommeil et le plus petit n’avait guère plus de sept ans. Paul était sorti de sa cellule au pas de course pour les rassurer. Les clameurs n’avaient pas cessé, insupportables, tour à tour menaçantes et menacées. Les saints parlent à Dieu dans leur langue. A qui cette voix terrible et violente parlait-elle, à qui s’adressait cette querelle et en quelle langue, pleine de souffrance, de rage et de défi ?

Cadfael s’était muni d’une bougie et se dirigeait vers la lampe de l’escalier de matines pour l’allumer, cherchant son chemin maladroitement dans l’obscurité vivante, repoussant parfois des ombres tremblantes qui n’avaient rien à faire là et qui bloquaient le passage. Tout le long du couloir, il entendit ce tintamarre de malédictions, de cris et de lamentations toujours dans le langage incohérent du sommeil. Dans leur petite chambre, les enfants continuaient à hurler. Il parvint à la lampe et put enfin allumer sa bougie dont la flamme claire s’éleva droite, vers les hautes poutres, éclairant des visages hagards, bouche bée, l’oeil rond. Il avait déjà son idée sur celui qui troublait ainsi la paix nocturne. Il repoussa sur le côté ceux qui l’empêchaient de passer et pénétra avec sa chandelle dans la cellule de Meriet. Des esprits plus timorés le suivirent timidement et se mirent en cercle, attentifs, peu désireux de s’approcher de trop près.

Frère Meriet était assis très droit sur sa couchette, tremblant, balbutiant, les poings crispés sous sa couverture, la tête rejetée en arrière et les yeux clos. Cadfael en fut quelque peu rassuré : malgré ce qui le tourmentait, le novice dormait toujours ; si on pouvait lui rendre un sommeil plus apaisé, il s’en sortirait peut-être sans dommage. Robert rejoignait maintenant le cercle des spectateurs et il n’hésiterait pas, tant son déplaisir était extrême, à saisir Meriet par l’épaule et à le secouer violemment. Cadfael se hâta de passer un bras autour des épaules crispées et maintint le corps contre lui. Le jeune homme frémit et le rythme de ses cris affreux s’apaisa. Cadfael posa sa bougie et, passant la main sur le front du dormeur, le força doucement à se recoucher. Quand il eut la tête sur l’oreiller, ses cris atroces se muèrent en doux vagissements plaintifs, puis cessèrent tout à fait. Le corps rigide se détendit, devint plus souple et glissa sur la couche. Quand Robert arriva près de lui, Meriet était allongé en toute innocence, profondément endormi, enfin délivré de ses fantasmes.

Frère Paul l’amena au chapitre le lendemain, estimant que, pour ce genre de troubles spirituels, il fallait trouver un guide et un traitement approprié. Paul, quant à lui, aurait mieux aimé se contenter de suivre de près son élève pendant un jour ou deux, et d’essayer de lui faire dire ce qui pouvait bien le troubler au point de provoquer un tel cauchemar, tout en l’accompagnant dans ses prières afin de lui permettre de retrouver la paix. Mais le prieur ne l’entendait pas de cette oreille. Certes, le novice incriminé avait subi une expérience très pénible la veille, lors de l’accident survenu à son compagnon, mais c’était aussi le cas de tous ceux qui se trouvaient au verger ; or lui seul avait réveillé tout le dortoir par ses cris. Pour Robert, ce genre de manifestation, même dans le sommeil, révélait la volonté de se donner en spectacle, la présence d’un démon tenace et bien caché. Et, en pareil cas, il n’y avait que le fouet qui pût chasser le diable. Dans ce cas précis, Paul s’interposait seul entre lui et le châtiment immédiat. Il fallait en référer à l’abbé.

Meriet était debout, au centre des débats, les yeux baissés, les mains jointes, tandis que l’on évoquait ouvertement son offense involontaire. Il s’était réveillé comme les autres, enfin ceux qui avaient eu la chance de pouvoir se rendormir et trouver le repos, quand la cloche sonna pour matines, et comme le silence était de règle à ce moment il se demandait bien pourquoi tant de ses frères le dévisageaient avec cette évidente méfiance et le fuyaient comme s’il avait la peste. C’est ce qu’il avait dit pour sa défense quand enfin on l’avait éclairé sur son comportement, et Cadfael le croyait.

— Si je vous amène ce garçon, ce n’est pas qu’il se soit sciemment mal conduit, mais parce qu’il a besoin d’une aide que je ne saurais lui apporter seul, dit Paul. Il faut avouer que, comme nous l’a dit frère Cadfael – je n’étais pas moi-même au verger hier – l’accident survenu à frère Wolstan a beaucoup troublé les esprits et frère Meriet, qui n’était pas au courant, a subi un choc violent quand il est arrivé sur les lieux, car il pensait que ce pauvre jeune homme était mort. C’est peut-être cela, tout simplement qui l’a perturbé et provoqué ce cauchemar. Et peut-être ne lui faut-il que du calme et des prières. J’ai besoin de vos conseils.

— Vous voulez dire, demanda Radulphe, contemplant, méditatif, la silhouette soumise devant lui, qu’il dormait profondément tout en semant la panique dans tout le dortoir ?

— Sans aucun doute, affirma Cadfael. Et le réveiller brutalement en pareille circonstance aurait pu se révéler très dangereux, seulement voilà : il ne s’est pas réveillé. Quand je l’ai forcé tout doucement à se recoucher, il a sombré dans un sommeil encore plus profond et son mal a disparu. Je doute même qu’il se rappelle quoi que ce soit de son rêve, si c’en était un. Je suis sûr qu’il ignorait tout de ce qui s’était passé, la pagaille qu’il avait déclenchée, avant qu’on ne le mette au courant ce matin.

— C’est vrai, père, opina Meriet avec un bref coup d’oeil anxieux, on m’a dit ce que j’avais fait et je veux bien le croire. Dieu sait que je le regrette. Mais je vous jure que j’ignorais tout de ma faute. Et si j’ai fait ces mauvais rêves, je ne me souviens de rien, ni ne comprends rien à tout cela. Je ne peux qu’espérer que cela ne se reproduise pas.

L’abbé réfléchit, les sourcils froncés.

— J’ai peine à admettre que vous ayiez pu être à ce point perturbé sans raison. Il me semble plutôt qu’en voyant frère Wolstan baignant dans son sang, vous ayez été profondément affecté. Mais qu’il vous soit si difficile de vous accepter et de contrôler votre imagination, voilà qui n’augure pas très bien d’une véritable vocation, mon fils.

Seule, cette menace à peine suggérée parut inquiéter Meriet. Il tomba à genoux, tout d’un coup, gracieux, affolé, et son habit vola autour de lui, comme une cape. Levant vers l’abbé un visage tendu et des mains suppliantes, il s’écria :

— Aidez-moi, père, ayez confiance en moi ! Je ne désire qu’une chose : entrer ici, trouver la paix, obéir à la Règle en tout point et rompre tous les liens qui me rattachent à mon passé ! Si je me conduis mal, si je désobéis, volontairement ou non, soignez-moi, punissez-moi, imposez-moi toutes les pénitences que vous voudrez, mais ne me rejetez pas !

— Nous ne désespérons pas si facilement d’un postulant, répondit Radulphe, pas plus que nous ne tournons le dos à qui nous demande du temps et de l’aide. Il y a des remèdes pour apaiser un esprit trop fiévreux. Frère Cadfael les connaît, mais il ne faut les utiliser qu’à bon escient ; pour le moment, il vaudrait mieux prier et chercher à mieux vous contrôler.

— J’y parviendrais plus aisément si vous acceptiez de raccourcir mon temps de probation et de me laisser profiter pleinement de la vie monastique. Je n’aurais plus alors ni doute ni crainte...

Ni espoir ? se demanda Cadfael qui l’observait de près ; et il soupçonna l’abbé de s’être posé la même question.

— Cette vie monastique, répliqua sèchement Radulphe, il s’agit de la mériter. Vous n’êtes pas encore prêt à présenter vos voeux. Nous devrons, vous et nous, faire preuve d’un peu de patience avant que vous ne soyiez en état de vous engager. Plus vous manifesterez d’impatience, et moins vous réussirez. Rappelez-vous cela, et réfrénez donc votre impétuosité. Pour cette fois nous attendrons. Je sais que votre manquement n’était pas volontaire, je suis sûr que vous vous efforcerez de ne pas recommencer. Allez maintenant, frère Paul vous transmettra nos ordres.

Meriet jeta un bref coup d’oeil au visage pensif des membres du chapitre et s’en alla, les laissant discuter de la meilleure attitude à adopter à son sujet. Le prieur, toujours en colère et prompt à reconnaître une forme d’humilité à laquelle se mêlait une bonne dose d’arrogance, pensait qu’on calmerait cet esprit troublé par la mortification de la chair, c’est-à-dire en l’accablant de travail, en le mettant au pain sec et à l’eau ou en le faisant fouetter. Plusieurs préféraient une solution plus simple : puisque le garçon n’avait pas eu conscience de sa faute, il serait injuste de le punir ; en revanche, on pourrait envisager de le maintenir à l’écart des autres pour préserver la paix de chacun. Frère Paul fit remarquer que si cette mise en quarantaine n’était pas une punition, elle y ressemblait fort.

— Nous nous tourmentons peut-être pour rien, dit finalement l’abbé. Qui d’entre nous n’a jamais passé une mauvaise nuit, ni fait de cauchemar ? Cela ne lui est arrivé qu’une fois et aucun d’entre nous n’en a souffert, pas même les enfants. Pourquoi ne pas lui faire confiance ? Cela peut très bien ne jamais se reproduire. Et en cas de besoin, il y a deux portes qu’on fermera entre le dortoir et la chambre des garçons. N’oublions pas enfin, toujours en cas de besoin, qu’il y a d’autres mesures à prendre.

 

Trois nuits se passèrent dans le calme, mais il y eut une autre alerte à l’aube de la quatrième, moins effrayante certes que la première, mais à peine moins étrange. Meriet ne poussa pas de hurlement à cette occasion, mais à deux ou trois reprises, entrecoupés de silences, il prononça quelques mots à voix haute, d’un ton très agité. Ce qu’il déclara clairement bouleversa les autres novices. Ils s’écartèrent plus encore de lui et leur suspicion s’accentua.

— Non ! a-t-il crié plusieurs fois ; c’est ce que rapporta son plus proche voisin, d’un ton geignard à frère Paul le matin suivant. Et puis il a dit : « je le ferai ! » et il a parlé de devoir et d’obéissance... Ensuite il s’est tu, puis soudain il a crié « du sang ! ». Je suis allé voir, parce qu’il m’avait réveillé en sursaut, il était assis dans son lit et il se tordait les mains. Après cela, il s’est rallongé, il n’a plus bougé. Mais à qui parlait-il ? je crains qu’un démon ne se soit emparé de lui. Je ne vois pas d’autre explication.

Frère Paul n’aimait pas beaucoup ce genre de supposition bien qu’il eût lui-même entendu la même chose, ce qui l’avait lui aussi troublé. De nouveau Meriet fut stupéfait, confondu, d’apprendre qu’il avait pour la seconde fois réveillé le dortoir alors qu’il ne se souvenait d’aucun cauchemar et qu’il ne voyait rien, pas même un mal de ventre qui ait pu troubler son sommeil.

— Il n’y a pas eu de dégât cette fois, dit Paul à Cadfael après la grand-messe, il n’a pas fait de bruit et nous avions fermé la porte pour les enfants. J’ai fait de mon mieux pour couper court à leurs bavardages, ça n’empêche pas qu’ils aient peur de lui. Ils ont besoin de calme eux aussi et ce garçon représente une menace pour eux. Ils prétendent qu’il a un démon en lui pendant son sommeil, que c’est lui qui l’a amené dans nos murs et ils se demandent à qui il va s’en prendre la prochaine fois. Tu sais comment ils l’appellent ? L’apprenti du diable. Évidemment, je leur ai interdit de le dire mais ils le pensent.

Cadfael aussi avait entendu les étranges paroles, bien que Meriet n’eût pas crié cette fois. Il avait senti son tourment, sa souffrance et son désespoir, et il était absolument sûr que tout cela avait une cause parfaitement naturelle. Mais fallait-il s’étonner si des jeunes gens ignorants, crédules et superstitieux, y voyaient une manifestation qui n’avait rien d’humain ?

 

Ce fut en plein mois d’octobre et ce même jour que le chanoine Eluard de Winchester, parti de Chester et se rendant dans le Sud, arriva avec son secrétaire et son palefrenier pour passer une ou deux nuits de repos à Shrewsbury. Il ne s’agissait ni d’une simple visite dictée par des raisons de politique religieuse, ni de pure courtoisie. Il était là précisément parce que le novice Meriet Aspley habitait dans l’abbaye des saints Pierre et Paul.

L'apprenti du diable
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